Accueil A la une Mois du Patrimoine : Quand l’excellence devient une exigence nationale

Mois du Patrimoine : Quand l’excellence devient une exigence nationale

La 34e édition du Mois du patrimoine a été lancée cette année au cœur de la cité punique de Kerkouane, joyau archéologique inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1986.

 Kerkouane est une rareté archéologique, contrairement à Carthage ou Byblos (Liban), elle n’a jamais été reconstruite après son abandon, probablement autour de 250 av. J.-C., durant la première guerre punique. Les fouilles entamées dès les années 1950 révèlent une cité figée dans le temps, avec ses maisons, ses rues perpendiculaires, ses remparts, ses boutiques, ses ateliers et sa nécropole.

Selon les données de l’Unesco, elle constitue le seul exemple bien conservé d’une ville phénico-punique non romanisée, offrant ainsi un témoignage inestimable de l’urbanisme, de l’architecture domestique, des croyances religieuses, des pratiques artisanales et des échanges méditerranéens de l’époque. Cette cité incarne le raffinement et la complexité d’une civilisation brillante, encore trop méconnue du grand public. Mais au-delà de cette reconnaissance, une question s’impose avec acuité : que faisons-nous, concrètement, pour protéger et promouvoir cette cité surgie des profondeurs du temps ?

Une étude majeure remet en cause l’origine phénicienne de Carthage

En outre, une étude génétique de grande envergure, qui vient d’être publiée, avril 2025, dans la revue Nature par une équipe internationale de chercheurs menée par le professeur David Reich (Harvard) et le Max Planck Institute (Allemagne), bouleverse l’histoire établie de Carthage. L’analyse de l’ADN de 210 individus issus de 14 sites archéologiques phéniciens et puniques révèle une vérité inattendue : Carthage n’a pas été fondée ni principalement peuplée par des Phéniciens venus du Levant, comme le veut la version classique, mais par des populations locales nord-africaines mêlées à d’autres origines méditerranéennes, notamment siciliennes et égéennes.

Carthage, creuset méditerranéen

Contrairement à l’image d’une colonie exogène implantée par des navigateurs orientaux, Carthage apparaît comme un carrefour complexe, façonné par des échanges multiples entre peuples du pourtour méditerranéen. Les données génétiques montrent que la présence levantine y est marginale. À Carthage même, la majorité des individus étudiés ne présentait qu’une faible part d’ascendance nord-africaine (moins de 15 % pour 14 individus sur 17), les origines les plus marquées étant méditerranéennes occidentales. Cela confirme que l’expansion phénicienne reposait davantage sur des réseaux commerciaux, des alliances locales et un métissage culturel profond que sur une colonisation au sens strict.

Une réécriture de l’histoire s’impose

Cette découverte est loin d’être anecdotique. Elle oblige à repenser le récit fondateur de Carthage et, au-delà, celui de l’identité historique tunisienne. Elle remet en cause les notions de «Phéniciens occidentaux» ou de «colons venus de Tyr» pour décrire les Carthaginois, en soulignant au contraire le rôle actif des populations locales dans l’édification de cette civilisation majeure de l’Antiquité.

Il est donc impératif que les autorités tunisiennes directement concernées — ministères de l’Éducation, de la Culture et du Tourisme — prennent la pleine mesure de cette avancée scientifique. Cela implique une révision en profondeur des manuels scolaires, des supports de communication touristique, des expositions muséales et des narrations officielles. Carthage, loin d’être une simple extension d’un empire oriental, était une métropole autochtone et méditerranéenne, fruit d’un ancrage local riche et dynamique. En intégrant cette vérité dans le récit national, la Tunisie ne renie pas son passé, mais lui redonne toute sa profondeur et sa souveraineté culturelle.

Du festif au stratégique, une évolution attendue

A ce titre, le Mois du Patrimoine, organisé chaque année entre la Journée mondiale des monuments (18 avril) et la Journée internationale des musées (18 mai), connaît cette année une inflexion de taille. Selon le ministère de la Culture, l’événement dépasse désormais sa dimension purement festive pour embrasser une démarche stratégique de valorisation du patrimoine culturel tunisien, matériel comme immatériel.  Des manifestations sont organisées dans toutes les régions, afin de mettre en lumière la richesse patrimoniale locale, mais aussi de réfléchir aux moyens de la préserver, de la transmettre et de la promouvoir, dans un contexte où les enjeux sont multiples : touristiques, économiques, identitaires, mais aussi politiques.

Repenser la stratégie patrimoniale 

C’est dans cette optique que ce mois si particulier devient un moment de bilan et de projection, si l’on pose les bonnes questions ; qu’est-ce qui a fonctionné ? Quelles sont les failles ? Où se situe aujourd’hui la Tunisie dans son rapport à son patrimoine ? Comment inscrire cette richesse et ces nouvelles découvertes dans une démarche cohérente ?

Le patrimoine, on le répète souvent, est l’identité vivante d’une nation. Il ne suffit donc plus de le célébrer ponctuellement et de passer à autre chose. Il faut identifier les institutions responsables pour éviter la dilution des responsabilités. Trop souvent, faute de coordination claire, les efforts se dispersent et les projets n’aboutissent pas. Il faut également préciser les éléments à inscrire au patrimoine mondial de l’Unesco, comme cela a été fait avec succès pour Djerba. Ce processus, nous l’avons constaté de fait, est long, complexe et exigeant. Chaque dossier technique demande rigueur, méthodologie, concertation. C’est un chantier à la fois scientifique, politique et symbolique.

Pour une protection rigoureuse de nos traditions 

C’est pourquoi il est temps pour notre pays de s’engager dans une réflexion stratégique sur la protection de ses savoir-faire traditionnels, en s’inspirant des mécanismes éprouvés tels que les appellations d’origine, largement développés en Europe. Ces dispositifs, comme l’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC) en France ou l’Appellation d’Origine Protégée (AOP) au niveau européen, visent à reconnaître officiellement un produit dont la qualité, la réputation et les caractéristiques sont indissociables de son terroir et des pratiques artisanales locales.

Concrètement, il s’agit de garantir qu’un fromage, un vin, une huile ou tout autre produit, alimentaire ou artisanal, a été élaboré dans une région précise, selon des méthodes codifiées, transmises de génération en génération. Cette reconnaissance repose sur un cahier des charges rigoureux, respecté scrupuleusement par les producteurs eux-mêmes, qui y voient non seulement une garantie d’authenticité, mais aussi un levier de différenciation et de valorisation. 

A titre d’exemple, en France, le respect des cahiers des charges des produits bénéficiant d’une AOP ou d’une AOC est pris très au sérieux. Lorsqu’un éleveur est confronté à une sécheresse, il ne peut pas simplement adapter l’alimentation de son bétail sans conséquence. Toute modification doit faire l’objet d’une demande de dérogation, strictement encadrée par l’Institut national de l’origine et de la qualité (Inao).

Et si les conditions de production ne peuvent plus être respectées, le producteur se voit contraint d’abandonner temporairement le label. C’est ainsi que, dans la région d’Auvergne (centre de la France), certains producteurs du célèbre fromage «Salers», qui impose une alimentation exclusivement à l’herbe, ont préféré suspendre leur production plutôt que de trahir l’esprit de l’appellation. Leur fromage s’il est produit, dans ce cas, change de nom. C’est à ce point ! Ce niveau d’exigence illustre combien l’authenticité est au cœur de ces démarches. Chaque AOP n’est pas seulement une étiquette, mais la garantie d’un lien vivant et rigoureux entre un produit, un savoir-faire, et un terroir. Ce niveau d’exigence témoigne d’une volonté commune de préserver l’excellence au prix de la rigueur, pour que le produit final reste fidèle à l’esprit de son origine.

Viser les appellations d’origine

La Tunisie gagnerait à suivre cette voie, en érigeant ses propres produits emblématiques en symboles de qualité et de patrimoine vivant. Des habits traditionnels comme la Jebba ou le Burnous, des mets emblématiques comme la Harissa, le Couscous au poisson, le Kaak Warka, ou des objets d’artisanat tels que les tapis de Kairouan ou la poterie de Sejnane, mais aussi des savoir-faire immatériels comme les chants populaires, les danses rituelles ou les techniques de broderie, mériteraient une reconnaissance formelle et une protection juridique. Face aux imitations banalisées et aux contrefaçons qui pullulent autant dans les marchés touristiques, qu’à l’étranger, seule une labellisation sérieuse permettrait de tracer une ligne claire entre ce qui relève du folklore marchand et ce qui incarne véritablement une tradition authentique.

Une telle démarche permettrait d’officialiser nos savoir-faire, de les préserver des contrefaçons, de garantir leur authenticité, mais aussi de stimuler l’économie locale en donnant une valeur ajoutée à ces produits. Cela renforcerait également la fierté des artisans et la transmission intergénérationnelle de ces traditions. Enfin, face à la multiplication des copies médiocres, la meilleure réponse reste l’excellence. Il ne s’agit pas de produire en masse pour plaire à tous, mais de faire bien les choses, avec rigueur et respect de l’héritage. C’est ainsi que l’on pourra distinguer, aux yeux d’un visiteur comme d’un Tunisien, ce qui est authentique de ce qui n’est qu’une pâle imitation.

L’enjeu de l’authenticité

Ainsi, à l’heure où se multiplient les copies fades, les plagiats sans âme, les relectures édulcorées ainsi que les usurpations de notre patrimoine, une vérité s’impose : seule l’authenticité résiste au temps. Prenons la «Hadhra» tunisienne, qui a voyagé au-delà de nos frontières, parfois réappropriée sans même un clin d’œil à ses racines. Ce n’est pas en criant à la trahison qu’on préservera nos trésors, mais en imposant, par la qualité et la rigueur, la puissance de l’original. Ainsi, par exemple, un artiste souhaitant produire un spectacle de musique et de danse soufies devra désormais faire appel à des spécialistes académiques, afin de garantir que chaque gestuelle, chaque chant et chaque costume sont conformes aux normes. Pour que le public, ici comme ailleurs, sache reconnaître l’essence derrière l’apparat, il faut avoir le courage de dire non au folklore de façade, et de choisir l’excellence, toujours.

Cela exige un vrai pari comme de former les jeunes, documenter nos traditions, transmettre sans déformer. Cela implique également de renouer un lien profond avec les maîtres artisans disséminés à travers tout le pays, qu’ils résident dans la capitale, dans les grandes villes ou dans les régions les plus reculées. Il est indispensable d’aller à la rencontre de chaque détenteur de savoir-faire traditionnel, métier par métier, afin de recenser et valoriser ces trésors vivants qui façonnent le patrimoine culturel à l’échelle nationale.

Il faudra leur donner une place centrale et bâtir, autour d’eux, de véritables écoles de métiers du patrimoine, capables d’enseigner aussi bien l’art subtil de la «Soulamia» que la broderie précieuse de la Jebba. Car sans transmission organisée, exigeante, notre héritage risque de s’éteindre à petit feu. C’est à ce prix que notre patrimoine pourra s’imposer, non pas comme une carte postale nostalgique, mais comme une force vivante, inventive, rayonnante, digne d’être reconnue, célébrée et protégée.

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